Jean Avril : "le photographe du portable"

Le monde qui nous entoure est fertile en sujets éminemment « photographiables ». Eh bien, que croyez- vous que notre workaholic (addict au portable) va prendre comme sujet ? Soi, évidemment ! De préférence d’une manière obsessionnelle : moi devant ce grand monument, moi devant le n° 10 de la rue Tartempion, moi devant le beau bateau oh oh oh, moi avec Truc, moi avec Machine, moi avec Bidule, moi, moi, moi…avec obliglation de sourire ! Bien trouvé les Québécois : le selfie, ils l’appellent l’égoportrait. Tout est dit !

Bien sûr, il est possible de faire un selfie à plusieurs : pour les souvenirs. Bien sûr, on peut choisir de faire un selfie seul pour montrer sa bobine ou un élément notable (ou pas ?) de changement (tu likes ?), mais on reste dans un monde de l’apparence, sans souvent aucune profondeur.

Oui, l’autoportrait n’est pas nouveau. Un certain Robert Cornélius aurait réalisé le premier en 1839. Et dans des temps plus anciens encore, un certain Narcisse aurait succombé au charme de son propre reflet. Le monde de l’apparence lui a coûté la vie, désespéré de ne pouvoir rattraper son image dans l’eau qui lui renvoyait son portrait. Il se noya dans l’onde, aspiré en quelque sorte par lui-même. A l’endroit de sa mort des fleurs blanches sont apparues : elles portent son nom. Le selfie : une nouvelle façon d’offrir des fleurs ? On peut préférer envoyer un bouquet de roses odorantes …
Qu’en est-il des photos du jeune photographe ? Ce qui frappe pour une majorité d’entre elles c’est l’isolement des acteurs, souvent un ou deux, qui utilisent leurs téléphones soit en appareil photos (selfies), soit en appareil communiquant (dans la bulle de l’ordinateur ou des messages échangés). Les scènes sont essentiellement prises à Paris, ville à l’universalité patente. Pas de couleurs, hormis la plus belle selon Pierre Soulages : le noir parce qu’il fait jaillir la lumière et qu’il invite à la réflexion, renforce le propos.

Toutes ces photos me font penser à ces innombrables touristes qui visitent au pas de charge des musées l’œil rivé à l’écran de leur portable et qui ne voient (?) les œuvres exposées qu’à travers celui-ci. La sculpture ou la matière de la peinture passent alors de trois à deux dimensions. Quelle tristesse que de perdre ce qui est constitutif de l’émotion, de la profondeur, du vécu, du sens …
En attendant je vous laisse découvrir quelques-unes des dernières photos avant l’IA, cet ensemble je l’appellerai bien : « imaJe » « téléphone émoi », à voir …